Votre article étudie le monitoring exercé par les conseils d’administration sur le travail des dirigeants d’entreprise. Pouvez-vous nous rappeler la raison de cette surveillance ? Les conseils d’administration ne font-ils pas confiance aux dirigeants ?
Si
un dirigeant possède peu d’actions de l’entreprise qu’il gère, il se
peut qu’il ne cherche pas à maximiser la valeur de l’entreprise pour les
actionnaires, ce pour quoi il a pourtant été embauche. Il est très
possible qu’il cherche à maximiser son propre intérêt au détriment des
actionnaires. Ce conflit d’intérêt s’inscrit dans la théorie de
l’agence, et est un des sujets principaux de la gouvernance
d’entreprise. Le rôle du conseil d’administration est alors d’exercer un
monitoring sur le dirigeant pour s’assurer qu’il agisse bel et bien
dans l’intérêt des actionnaires. Mais la responsabilité de conseil ne se
limite pas à la résolution de ce conflit d’intérêt : les
administrateurs doivent aussi s’assurer que le dirigeant est compétent.
En effet, à quoi bon avoir un dirigeant loyal mais incompétent ? En
gouvernance d’entreprise, si la littérature traitant des conflits
d’intérêt est très abondante, elle est en revanche assez pauvre
lorsqu’il s’agit de se poser cette question, essentielle pour les
actionnaires : le dirigeant est-il qualifié pour occuper son poste ?
Mais cette question ne se pose-t-elle pas plutôt au moment d’embaucher un dirigeant ?
Elle se pose, ou en tout cas le devrait, à tout moment, pour deux raisons. Premièrement la compétence ne peut se comprendre que relativement au contexte particulier d’une entreprise. Prenons l’exemple d’une start-up, qui, grâce aux qualités de son dirigeant se développe jusqu’à devenir une grande entreprise, dont la gestion quotidienne n’a désormais plus rien à voir avec celle de la start-up. Ce patron, qui peut être un entrepreneur très compétent, se retrouve à la tête d’un grand groupe qu’il ne parvient pas à gérer efficacement. Il a mené à bien la mission qu’on lui avait confiée en l’embauchant, mais il est temps pour lui de passer la main. De manière parallèle, on peut imaginer qu’un changement de contexte économique puisse nécessiter un remplacement du dirigeant. Ça peut-être le cas d’une entreprise qui fait face à d’importante difficultés financières durant une période de crise économique et qui doit réduire ses coûts pour survivre. Chaque dirigeant a ses qualités propres, et dans un tel contexte, c’est plutôt d’un spécialiste de la réduction des coûts que l’entreprise a besoin. Ainsi, le rôle du conseil d’administration ne se cantonne pas à s’assurer de la loyauté du dirigeant, mais aussi de l’adéquation de ses capacités au contexte de l’entreprise. Deuxièmement, il existe toujours une incertitude quant aux compétences de quelqu’un. Les administrateurs qui nomment telle personne à la tête de leur entreprise le font parce qu’ils la considèrent capable d’assumer ce rôle, mais ils sont également conscients qu’ils peuvent se tromper. Avec le temps, les administrateurs peuvent observer le travail du dirigeant et éventuellement modifier leur opinion quant à sa compétence. A la limite ils pourraient se rendre compte qu’ils ont fait une erreur en l’embauchant, et décider de le remplacer. Notre article montre que ce travail d’évaluation du dirigeant fait effectivement partie de l’activité des conseils d’administration.
Comment le montrez-vous ?
Notre
travail est empirique : nous prenons un échantillon d’entreprises,
étudions les actions du conseil d’administration et regardons les
relations statistiques entre celles-ci, la performance des entreprises
et le « turnover » des dirigeants. Ce travail empirique est important,
car s’il existe une vaste littérature théorique qui met en avant
l’importance du monitoring exercé par les conseils, peu d’études
s’intéressent à la réalité de cette pratique. Grâce l’aide de la Banque
Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), nous avons
pu construire une base de données référençant différentes variables sur
une période de 18 ans et portant sur près de 500 grandes entreprises.
Cette base présente un double intérêt. D’abord, toutes les entreprises
qu’elle comprend ont un actionnaire de référence, un fond de private
equity qui travaille avec la BERD. La présence d’un tel actionnaire
importe, car pour lui, les bénéfices engendrés par le monitoring
excèdent les coûts, ce qui n’est pas le cas pour un petit actionnaire.
Ensuite, les entreprises de notre échantillon sont situées en Europe
centrale et orientale, dans des pays qui faisaient partie du Bloc de
l’Est et dans lesquels les réformes économiques des années 1990 ont
donné aux conseils d’administration la possibilité de licencier un
dirigeant sans devoir obtenir l’aval des actionnaires. Ce changement
contextuel exogène nous permet de comparer deux situations : celle
antérieure aux réformes et celle postérieure, avec pour principale
différence la plus grande autonomie accordée aux conseils. Nous montrons
que ce renforcement du rôle des conseils est une bonne chose pour les
actionnaires parce qu’il permet la révocation des dirigeants
incompétents.
La possibilité donnée aux conseils de prendre des décisions sans l’assentiment des actionnaires favoriserait donc ces derniers ?
Oui,
si les décisions sont prises sur la base d’informations obtenues par le
conseil grâce au monitoring. Il faut distinguer entre “hard
information” et “soft information”. La “hard information” recouvre des
données brutes, essentiellement les publications comptables et
financières des entreprises, alors que la « soft information » fait
référence à une information plutôt informelle, qui est plutôt le fruit
d’observations et d’interprétations du travail du dirigeant. La « soft
information » est moins tangible, donc plus difficile à étudier. Elle
consiste en des avis, des opinions émises par les administrateurs quant
au dirigeant. Nous avons pu bénéficier de rapports écrits dans lesquels
les membres des conseils font part de leurs impressions. Pour le
chercheur c’est une ressource fabuleuse mais qui nécessite un lourd
travail de normalisation avant de pouvoir utiliser ces données dans des
tests statistiques. Jusqu’à présent, la recherche en gouvernance s’est
focalisée sur la “hard information”, essayant de montrer les relations
entre la performance financière d’une entreprise et le renvoi ou le
maintien d’un dirigeant. Mais si ces décisions sont prises uniquement
sur la base des publications financières, on peut se poser la question
de l’utilité des conseils d’administration. En effet, les actionnaires
sont capables de lire et d’interpréter les chiffres produits par
l’entreprise et pourraient donc faire l’économie d’un conseil
d’administration. Il leur suffirait de décider de l’avenir du dirigeant
en votant lors des assemblés générales. Si l’on suit ce raisonnement,
l’existence de conseils d’administration, ou en tout cas leur rôle de
surveillance, tient à ce qu’ils apportent autre chose aux actionnaires.
Notre étude montre que ce supplément, consiste justement en la récolte
et l’analyse de la « soft information », difficilement accessible aux
actionnaires. Cela permet au conseil d’avoir une vision précise des
actions et de la compétence du dirigeant. Sans ce travail du conseil, le
licenciement d’un chef d’entreprise ne pourrait intervenir que sur la
base d’une performance financière qui peut être trompeuse : parce que
les décisions d’une entreprise produisent des résultats par nature
incertains, la chance pourrait masquer l’incompétence d’un dirigeant à
court-terme, ou à l’inverse, un contexte défavorable pourrait donner une
mauvaise image d’un patron compétent. Si l’on reprend l’exemple de la
start-up, on comprend que les très bons résultats passés du dirigeant
qui a fait croitre l’entreprise risquent de cacher son incapacité à
gérer une entreprise devenue grande. Ce dernier exemple s’inscrit dans
le cadre d’un problème plus large, celui de l’endogénéité, qui biaise
nombre d’études empiriques, mais que la prise en compte de la soft
information nous permet de surmonter. En utilisant uniquement la hard
information, on pourrait s’étonner que des dirigeants dont les résultats
laissent penser le plus grand bien sont parfois démis de leurs
fonctions. Notre article permet de comprendre que les conseils
d’administrations fondent leur décision sur leur anticipation des
résultats futurs.
Est-ce que le résultat de vos recherches permet de donner des indications sur les pratiques à mettre œuvre?
Oui, nous montrons que le rôle des administrateurs va bien plus loin que la simple analyse des résultats financiers de l’entreprise. Ils sont capables de trouver les informations leur permettant de se forger une opinion sur les qualités du dirigeant, et si ils en ont le pouvoir, n’hésitent pas à prendre des décisions conformes à leurs analyses. Ils savent aussi faire la différence entre, d’une part, la malchance, comme un contexte économique défavorable, ou une “erreur honnête”, commise par le dirigeant dans volonté de flouer les actionnaires, et l’incompétence ou la malhonnêteté d’autre part. Enfin, nous montrons surtout que le changement du cadre légal qui a donné un pouvoir discrétionnaire aux conseils d’administration a eu un impact positif sur la valeur des entreprises. Cela suggère que l’efficacité économique passe par un pouvoir accru du conseil d’administration.
Pr. Francesca Cornelli (London Business School)
Diplômée
de Harvard (doctorat en Finance), éditeur associée du prestigieux
Journal of Finance, membre du comité scientifique de la Fondation Banque
de France, Francesca Cornelli a d’abord enseigné à la London School of
Economics et à Wharton avant de prendre la tête du département de
Finance de la London Business School. Avec Zbigniew Kominek et Alexander
Ljungqvist elle a étudié le rôle des conseils d’administration et
l’impact de leur travail sur le maintien à son poste ou le licenciement
d’un dirigeant. Leur article montre l’importance de la « soft
information » obtenue par les administrateurs dans cette prise de
décision. Il s’agit assurément de l’une des meilleures études empiriques
en finance d’entreprise parues ces dix dernières années.
SPÉCIALITÉS : Finance d’entreprise, Organisation industrielle, Mécanismes d’incitation
INSTITUTIONS : London Business School (LBS) / The Journal of Finance / Institute of Finance and Accounting
RÉFÉRENCE L’entretien porte sur l’article Monitoring Managers: Does it Matter? par F. Cornelli, Z. Kominek et A. Ljungqvist. A paraître dans Journal of Finance.