7 janvier 2017,
Restaurant chic de l’Upper East Side à New-York. J’y ai rendez-vous pour un brunch crypto. Le lieu est bondé mais le groupe d’entrepreneurs est facile à repérer. Leurs tenues décontractées et les bribes de jargon crypto qui s’échappent de leur conversation les trahit. A ma table : une poignée d’entrepreneurs ; face à moi, le PDG d’une agence de marketing qui aide des projets à lever des fonds par une ICO (Initial Coin Offering). Il offre un service complet aux crypto-entrepreneurs : il les aide à écrire leur « white paper » (business plan), créer leur site internet, et mener à bien leur campagne marketing en ligne. En réponse à ma curiosité, il m’apprend que son aide est essentielle afin de: « Rendre leur business plan plus visionnaire et augmenter leur retour sur l’investissement au niveau marketing. Crois-moi, ces deux points séparent une ICO extraordinaire d’une ICO médiocre ». Ainsi, des équipes lèvent des fonds auxquels elles n’auraient pas accès autrement, aidées par des agences de marketing bien rodées.
Les ICOs ont permis à des projets prometteurs de se lancer et de lever plusieurs centaines de millions de dollars. De telles levées de fonds n’avaient auparavant jamais été réalisées pour des projets « early stage », et elles n’avaient certainement pas impliqué des investisseurs individuels non sophistiqués qui n’ont legalement pas accès a ces investissements dans beaucoup de pays. Ces investissements early-stage sont très risqués. Ce risque sera multiplié par plusieurs facteurs : le design même des processus d’émission des tokens, les conflits d’intérêts au sein des échanges et la circulation de fake news et publicités mensongères sur les réseaux sociaux.
La prochaine vague de projets blockchain et crypto-monnaies sera un fiasco si les acteurs de l’écosystème ne prennent pas la responsabilité de prendre des mesures actives pour réduire ce risque pour les investisseurs.
Des données plus accessibles pour réduire les asymètries d’information
Évaluer le potentiel d’un nouveau projet est une tâche complexe : les données manquent puisque la plupart n’ont pas encore de revenus. Habituellement, évaluer un projet early-stage implique pour un investisseur rencontrer l’équipe et construire une relation de confiance. Ici, la plupart des investisseurs individuels ne rencontreront finalement pas l’équipe, et les investisseurs institutionnels préfèreront parfois négocier par téléphone.
Nouvelle classe d’actifs, les crypto-monnaies ont de nouvelles sources de données comme les données issues de l’activité de mining et des transactions sur les blockchains qui permettent en partie d’évaluer les projets . En revanche, ce type de donnée n’est vraiment accessible aux investisseurs individuels que depuis peu. Auparavant, l’asymétrie d’information entre investisseurs institutionnels et individuels était telle que les investisseurs principaux d’un projet pouvaient liquider leurs positions en toute discretion.
Empêcher la désinformation sur les réseaux sociaux
Malheureusement, les seules sources d’information faciles d’accès pour les investisseurs au delà du site internet des projets sont les réseaux sociaux. Sur ces mêmes réseaux sociaux, les agences de marketing font la promotion des projets ICO. Les campagnes et les articles publiés sont souvent très optimistes et parfois simplement abusifs. Les groupes derrière les réseaux sociaux les plus populaires font ainsi face à un gros dilemme quant à la censure des publicités qui ciblent des investisseurs individuels avec des projets high-tech de qualité incertaine.
Il existe un fort lien entre l’activité des réseaux sociaux et le rendement des crypto-monnaies. Certains fonds d’investissement fondent même leur strategies principalement sur l’analyse des réseaux sociaux.
Une structure qui incite les investisseurs institutionnels à agir contre les individuels
Il était d’usage pour une start-up de mettre en place un système de réduction assurant systématiquement des retours élevés avec peu de risques en quelques semaines aux investisseurs privilégiés. Cette réduction était offerte aux investisseurs qui confirmaient leur placement avant le lancement public de l’ICO (pré-ICO). Plus un investisseur confirmait tôt, plus sa réduction était élevée (jusqu’à 40%). Ce mécanisme attirera de larges fonds qui se feront démarcher en amont par les équipes des projets. Les investisseurs individuels présents en pré-ICO sont généralement bien connectés et informés.
Une fois l’ICO débutée, les investisseurs achètent les tokens, mais cette fois sans réduction. Ils seront en général tradés sur les échanges quelques semaines ou mois après la fin de l’ICO, suite à la période de blocage.
Un investisseur qui veut des retours rapides avec peu de risques vendra ses tokens immédiatement à la fin de la période de blocage, lors du listing des tokens sur les échanges. Leur retour sur investissement sera alors la valeur du discount à laquelle s’ajoute la plus-value du token suite à la période de blocage.
La réduction n’est pas une pratique répréhensible en soi. Elle donne en revanche une mauvaise incitation aux investisseurs qui vont pouvoir faire un profit même en achetant des tokens de basse qualité et en les vendant immédiatement après l’émission, ainsi poussant les prix à la baisse. Les investisseurs individuels dans ces tokens seront particulièrement touchés.
Projet listé sur échange ne signifie pas pour autant projet fiable
Idéalement, les échanges devraient garantir une liquidité minimale d’un token en s’assurant qu’il y a assez d’investisseurs prêts à acheter et vendre le token, entraînant un volume d’échange suffisamment important pour éviter que les prix ne soient manipulés. Pourtant, leur processus de listing fut un temps trop hâtif, en particulier dans certains échanges qui facturent le listing. Cette pratique crée un conflit d’intérêts assez flagrant. Si le processus était le même qu’en finance des marchés, les échanges effectueraient leur audit détaillé du projet et de l’actif. Certains échanges, tout particulièrement aux États-Unis, ont été très rigoureux avec des critères de listing très strictes.
Dans le monde boursier, la période qui précède le listing est très studieuse pour les échanges et investisseurs comme ils ont accès à l’historique de performance financière des entreprises. Ils peuvent donc valoriser ces dernières. Tout le monde a accès aux mêmes informations et le prix est donc bien plus stable : le marché se met d’accord sur un prix en se basant sur les informations disponibles. Dans le cas des crypto-actifs, les investisseurs n’avaient pas accès à ce genre d’informations. Ils se rendaient alors sur twitter où campagnes publicitaires les ciblaient, empêchant la valorisation objective des projets, et donc une compréhension objective du pricing de l’actif.
La manipulation des prix doit être combattue par tous
L’opacité du pricing de certains tokens couplée avec leur très faible liquidité favorisent la manipulation des prix, généralement opérée à travers la technique de « Pump and Dump ».
Cette technique est utilisée par de larges investisseurs ou des groupes d’investisseurs qui possèdent ensemble une grande part de la capitalisation d’un actif. De nombreux projets ont une capitalisation de moins de $15Mn, ce qui les rend facilement manipulables.
Le processus « Pump & Dump » fonctionne ainsi :
- L’investisseur achète un token en grandes quantités, faisant gonfler le prix de ce dernier (phénomène qui ne se produirait pas dans un marché profond – marché à fortes liquidités).
- Une fois que le prix a culminé, il passe un ordre d’achat important que les autres traders verront, généralement sur des canaux de communication privés tel que la messagerie Telegram. En toute logique, le prix va augmenter et ceux-là sauteront tous sur l’opportunité en investissant dans le même token.
- L’investisseur annule ensuite l’ordre d’achat et vend tous ses actifs avant les autres ce qui mène le prix à la baisse.
- Une fois le prix au plus bas, il achète à nouveau une large quantité du token afin de recommencer ce processus.
- Il s’agit ici d’un jeu à somme nulle : certains gagneront et d’autres perdront. Les gagnants sont ceux ayant été mis au courant de la pratique et qui suivent en temps et en heure le « Pump & Dump ».
Conclusion
Les crypto-monnaies et la blockchain ont le potentiel de changer la façon dont le capital est levé par des projets à différentes étapes de maturité.
La première vague de crypto-monnaies a eu lieu dans un espace très peu mature en termes d’infrastructure, d’analytics, et de meilleures pratiques, mais le marché baissier permet actuellement à ses acteurs de développer l’infrastructure nécessaire pour pouvoir accueillir les investisseurs en toute sécurité.
Ces acteurs doivent tirer des leçons de la première vague, en se concentrant sur les mécanismes de distribution du token, en réduisant les conflits d’intérêts avec les institutions en crypto-monnaies et en permettant aux investisseurs de jauger des projets sans être biaisés par les réseaux sociaux.
Louis Baudoin (CEO Merkle Data)
Diplômé d’ISAE-SUPAERO puis de Stanford, Louis est le CEO de Merkle Data depuis 2017, start-up spécialisée dans la fourniture d’outils d’analyse du risque pour les crypto-institutions.